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Oppenheimer, J. Robert
La vie du physicien Robert Oppenheimer est intimement liée à la Seconde Guerre mondiale et à la guerre froide. En ce sens, il incarne sans doute plus que tout autre les liens complexes unissant le monde scientifique et le monde politique au XXe siècle.
Nommé professeur de physique à l’Université de Californie dès l’âge de 25 ans, en 1929, il est l’auteur de nombreux travaux sur la théorie quantique de l’atome. Cependant, contrairement à un Niels Bohr ou un Richard Feynman, aussi important (sinon plus) si on tient compte uniquement des résultats scientifiques obtenus au cours de leurs travaux en physique, la vie de Robert Oppenheimer, véritable tragédie, aura inspirée de nombreux romanciers et dramaturges.
En 1942 naît le projet Manhattan (Manhattan Engineering District), initié dans le but de contrecarrer une possible arme secrète, très puissante, que les Nazis seraient alors en train de mettre au point.
L’objectif est de produire une bombe atomique et Oppenheimer se voit confier la responsabilité scientifique de ce projet. Il le coordonne en étant entouré de plusieurs des plus brillants physiciens de l’époque – mais pas Albert Einstein, contrairement à une légende tenace qui en fait le père de la bombe.
Rapidement, sur le site de Los Alamos, une véritable ville émerge et bientôt 50 000 personnes consacrent leur temps à la fabrication de la bombe. Elle explose pour la première fois le matin du 16 juillet 1945, à 5h30, à Alamogordo. Stoïque, Oppenheimer déclare : « Ça a marché », ce à quoi le physicien Kenneth Bainbridge aurait répliqué : « Maintenant, nous sommes tous des salauds. » Réplique cynique peut-être, mais moins que celle du président Truman. Après les explosions des 6 et 9 août sur Hiroshima et Nagasaki, devant un Oppenheimer affirmant : « Nous avons tous du sang sur les mains », Truman aurait répondu : « Ça part au lavage. »
Déjà, il y a plus de 2000 ans, Archimède fabriquait des armes pour le roi de Syracuse. Cette collusion entre mondes scientifiques, politique et militaire ne date donc pas d’hier. Mais l’ampleur du projet Manhattan, ses conséquences aussi bien que son impact sur l’imaginaire occidental contemporain, consacre une véritable rupture, un niveau inégalé du tragique, qu’inspire d’ailleurs l’opposition des deux coordonnateurs du projet : le général Leslie Groves, représentant archétypal du militaire, et le brillant, cultivé et angoissé Robert Oppenheimer, qui ne se relèvera jamais de sa participation au projet.
Figure faustienne par excellence, Robert Oppenheimer dénoncera dès 1947, dans une célèbre conférence au titre pourtant neutre (« La physique dans le monde contemporain »), l’absence de morale dans laquelle la science risque de glisser de plus en plus, conséquence de l’horreur de la Seconde Guerre. Ce réquisitoire ne le rapprochera pas des instances militaires et gouvernementales qui déjà, en 1944, enquêtaient sur son compte par le biais des services de contre-espionnage.
Directeur de l’Institute of Advanced Studies de Princeton en 1947, puis président de la Commission consultative sur l’énergie atomique, il est démis de ses fonctions en 1954 pour avoir refusé catégoriquement de participer à l’élaboration de la bombe H. Dès lors, les « faucons » (pour utiliser une expression de l’ère Bush mais tout à fait applicable à l’ère Eisenhower) vont s’acharner sur lui. En pleine guerre froide, peu de temps après l’exécution des Rosenberg et alors que la commission McCarthy achève ses travaux, Oppenheimer est accusé d’avoir noué des contacts avec les milieux communistes. Il ne sera réhabilité que plusieurs années plus tard, peu de temps avant sa mort qui survient en 1967.
Moins connu du grand public qu’Albert Einstein, son opposition au développement de l’armement atomique et son pacifisme auront été moins spectaculaires que son célèbre aîné. Néanmoins, Oppenheimer aura subi beaucoup plus durement, dans sa vie quotidienne, pendant plusieurs années, les effets de ses principes. À la fois responsable de la fabrication de la bombe atomique et opposant farouche à la militarisation de la science, Robert Oppenheimer incarne peut-être plus que tout autre, au XXe siècle, les risques d’une industrialisation de la science au nom de l’État et des grandes entreprises.